CHAPITRE XVI

 

Victor !

Ce nom troublait Fidelma. Il ne cessait de la hanter depuis son expédition à Sceilig Mhichil. Et les images des deux garçons aux cheveux noirs de Rae na Scríne ne la quittaient pas. Mais les fils d’Illan, d’après les descriptions de frère Febal, avaient les cheveux cuivrés. Victor... Hic est meum, Victor. Ce nom signifiait « triomphant », « victorieux »... et c’était l’équivalent irlandais de Cosrach !

Mon Dieu, qu’elle était sotte ! On appelait les fils d’Illan Primus et Victor, or Primus voulait dire « premier » et Cétach était un diminutif de... cét, premier. Cétach portait le nom d’un fils du prince légendaire qui avait fondé le royaume d’Osraige. Primus... Cétach, Victor... Cosrach ! Ils avaient malheureusement disparu, mais les autres enfants de Rae na Scríne sauraient certainement identifier ou décrire le religieux qui avait amené les deux garçons pour les confier aux bons soins de sœur Eisten.

Elle arrêta brusquement sa monture et Cass, surpris, tira sur les rênes de son étalon. Le cheval de sœur Grella s’effaroucha et faillit la jeter à terre tandis que Fidelma jurait à mi-voix, se reprochant de ne pas avoir résolu plus vite une énigme aussi évidente.

— Que se passe-t-il ? demanda Cass, la main sur la poignée de son épée, prêt à attaquer un ennemi invisible.

— Juste une idée, répliqua-t-elle joyeusement.

Elle connaissait maintenant le nom de celui que recherchait Dacán et comprenait pourquoi Cétach avait tellement peur de Salbach. Intat, quand il avait incendié Rae na Senne, avait reçu pour mission de tuer Cétach et Cosrach.

— Moi qui craignais un danger ! s’exclama Cass.

— Rien n’est plus périlleux qu’une idée, Cass, répliqua Fidelma en riant.

La simple logique de sa conclusion provoquait chez elle une ivresse irrésistible.

— Une simple hypothèse, si elle est juste, nous épargne des années d’expériences laborieuses et le difficile apprentissage des approximations successives.

— Je n’ai encore jamais vu une hypothèse nous menacer avec une épée ou des flèches, répliqua Cass tout en surveillant les alentours.

Nouvel éclat de rire de Fidelma.

— Les idées folles sont plus malfaisantes que les armes. Allez, venez.

Sans autre explication, elle lança son alezan au trot sur le chemin de Ros Ailithir.

Frère Conghus les attendait devant la grille de l’abbaye et, bientôt, l’abbé le rejoignit pour venir à leur rencontre.

— Sœur Grella ! s’écria-t-il avant de se tourner vers Fidelma. Vous avez capturé la coupable, cousine ?

A la grande stupéfaction de Cass, Fidelma s’appuya au pommeau de sa selle et demeura sur son cheval.

— Grella sera retenue ici sous mon autorité. Elle aura à répondre à de nombreuses questions devant l’assemblée du haut roi qui se tiendra dans ces murs.

Et libre à elle de vous donner des explications sur ses agissements.

L’abbé Brocc semblait très excité.

— Cela signifie-t-il que vous avez atteint une conclusion ?

Il jeta un coup d’œil derrière lui avec un air de conspirateur.

— Le haut roi et sa suite sont déjà arrivés. Barrán, le chef brehon, vous a fait demander et...

Fidelma interrompit l’abbé d’un geste de la main.

— Je ne peux rien dire de plus pour l’instant. Nous reviendrons dès que possible.

— Comment cela ? Où partez-vous ? gémit l’abbé tandis que Fidelma s’éloignait déjà au pas de son alezan.

— Surtout, veillez à ce que sœur Grella soit bien gardée, ne serait-ce que pour sa propre sécurité ! cria Fidelma par-dessus son épaule.

Cass, dont le visage exprimait le même désarroi que celui de l’abbé, planta ses talons dans les flancs de son étalon pour rejoindre la religieuse.

— Si vous ne voulez rien dire à l’abbé, se plaignit-il quand il fut à sa hauteur, peut-être pouvez-vous m’éclairer ? Où allons-nous, maintenant ?

— A l’orphelinat où les enfants de Rae na Scríne ont été emmenés, répliqua-t-elle. Je sais qu’il se trouve à l’est, le long de la côte.

— Ah, la maison de frère Molua.

— Vous la connaissez ? demanda-t-elle, surprise.

— J’en ai entendu parler par frère Martan. On devrait la trouver à environ dix miles d’ici, près d’un estuaire. Mais qu’espérez-vous y apprendre ?

— Oh, Cass, murmura Fidelma, si je le savais, je m’épargnerais cette chevauchée.

Le jeune guerrier rentra la tête dans les épaules et ils poursuivirent leur chemin en silence.

Bientôt, ils arrivaient en vue de constructions en pierre et en bois qui s’élevaient sur les rives d’un large estuaire, alimenté par un fleuve dévalant les montagnes. Ils trouvèrent rapidement un gué qui leur permit de traverser pour atteindre les maisons entourées d’une clôture, et un homme aux larges épaules vint les accueillir au portail. Il portait des vêtements de bûcheron, mais Fidelma remarqua le crucifix accroché à son cou musculeux.

— Bene vobis, mes amis ! s’écria-t-il d’une voix forte de baryton.

C’était une personne joviale avec un visage souriant.

— Bonne santé à vous, répliqua Fidelma. Êtes-vous le frère Molua ?

— Mon nom de baptême est Lugaid, d’après Lugaid Loígde, l’ancêtre des Corco Loígde. Mais je réponds au diminutif de Molua, moins distingué mais plus chaleureux. Il me convient davantage. En quoi puis-je vous aider ?

Fidelma se laissa glisser de son cheval et se présenta, ainsi que Cass.

— Nous ne recevons pas souvent des visiteurs aussi éminents, dit cet homme imposant et débonnaire. Un avocat à la cour et un guerrier d’élite de Cashel... Venez, nous allons mettre vos chevaux à l’étable et peut-être laisserez-vous ma petite fondation vous offrir l’hospitalité après votre excursion ?

Fidelma acquiesça et l’homme prit les chevaux par la bride. Fidelma étudia l’ensemble des bâtiments avec intérêt. Quelques enfants se poursuivaient en riant autour d’une chapelle, pas beaucoup plus grande qu’un oratoire. Une religieuse âgée, assise sous un arbre, jouait du cuisech, une flûte en bois, et Fidelma la jugea bonne musicienne. La sœur enseignait des airs courts et joyeux à trois petits élèves.

Frère Molua revint en souriant.

— Voilà un endroit bien paisible, dit Fidelma d’un air approbateur.

— Et il me convient pleinement. Venez par ici.

Il appela :

— Aíbnat !

Une femme au visage avenant sortit d’une des maisons. Debout sur le seuil, elle respirait la même simplicité franche et sincère que Molua.

— Aíbnat, nous avons des invités. Et voici ma femme radieuse, Aíbnat.

Il s’agissait d’un trait d’humour, car Aíbnat signifiait « fille du soleil ».

— J’ai entendu parler de votre venue à Ros Ailithir, dit l’épouse de Molua. Vous vous êtes déplacés pour enquêter sur la mort du vieux Dacán, n’est-ce pas ?

Fidelma hocha la tête.

— Nous parlerons plus à l’aise quand nos invités auront mangé, Aíbnat, déclara Molua en entraînant Cass et Fidelma à l’intérieur.

Ils se retrouvèrent dans une pièce où un four dispensait une chaleur agréable. Dessus étaient posées des marmites où mijotait un ragoût qui remplissait l’air de senteurs appétissantes. Molua les fit asseoir à une grande table et sortit un pichet et des gobelets en terre.

— Laissez-moi vous offrir de mon cuirm maison, excellent pour se réchauffer. Je le distille moi-même, ajouta-t-il avec fierté.

Cass ne dit pas non et Fidelma admira la cuisine.

— Combien d’enfants avez-vous ici ? demanda-t-elle, fascinée par les nombreuses marmites.

— En ce moment, répondit Aíbnat, vingt enfants de moins de quatorze ans. Et nous sommes quatre à veiller sur eux. Mon mari, moi-même et deux autres sœurs de la foi.

Molua versa le cuirm et ils burent avec plaisir l’alcool râpeux mais fort agréable.

— Cela fait longtemps que vous tenez cet orphelinat ? demanda Cass.

— Depuis les premières épidémies de peste jaune, il y a deux ans, expliqua Aíbnat. Certaines communautés ont tellement souffert que des familles entières ont été anéanties et il ne restait personne pour s’occuper des gamins qui restaient. Mon mari a alors demandé la permission à l’abbé Brocc de transformer cette petite ferme en refuge pour les orphelins.

— Apparemment, vous y avez magnifiquement réussi, déclara Fidelma, très admirative.

— Vous avez faim ? demanda Molua.

— Oh oui, car nous n’avons rien mangé depuis ce matin, s’empressa de préciser Cass.

— Mais l’heure du dîner est encore loin, intervint Fidelma en faisant les gros yeux au jeune guerrier.

— Quelle importance ? s’exclama Aíbnat. Que diriez-vous d’une assiette de viande froide ou plutôt... du pâté en croûte à la viande de mouton, cuisiné avec des sorbes et de l’ail sauvage ? Je vais vous le servir avec du chou, des oignons et du pain d’orge. Et comme dessert, des prunelles au miel. Cela vous conviendrait-il ?

— Ma femme a la réputation d’être la meilleure cuisinière des Corco Loígde, se rengorgea Molua.

— Et je suis certain qu’elle la mérite si j’en juge par la délicieuse odeur qui s’échappe de ces marmites et par le choix des plats qu’elle nous propose, approuva Cass.

Aíbnat rougit de plaisir.

— Ici, nous avons des abeilles et nous récoltons le miel nous-mêmes.

— J’avais remarqué que vous possédiez beaucoup de chandelles en cire, fit observer Fidelma. Dans les foyers plus modestes, on trouve souvent des bougies faites de graisse animale ou de suif fondu où on a trempé un jonc.

— Et maintenant, pendant qu’Aíbnat prépare le repas, dit Molua en leur resservant de l’hydromel, expliquez-moi ce qui nous vaut l’honneur de votre visite.

— Il y a une semaine, Aíbnat a ramené des enfants ici.

— Oui. Deux petites filles qui n’ont pas plus de neuf ans et un garçon d’environ huit ans.

Aíbnat se détourna un instant de ses fourneaux et fronça les sourcils.

— De pauvres petits sauvés du massacre de Rae na Scríne. Mais il me semble que cette histoire vous concerne aussi.

Cass hocha la tête.

— Pour sûr. Nous sommes ceux qui les avons sauvés.

Molua secoua la tête.

— Ce crime abominable dépasse l’imagination. Comment des gens peuvent-ils se montrer si cruels en période de détresse ? De telles injustices sont unanimement condamnées.

Fidelma ne put s’empêcher d’intervenir avec la pointe de cynisme qui la caractérisait.

— Platon a écrit que si les hommes censurent toujours l’injustice, c’est parce qu’ils craignent d’en être les victimes et non qu’ils répugnent à la commettre.

Molua lui opposa un visage douloureux.

— Je ne parviens pas à croire à pareille interprétation, ma sœur. Je ne pense pas que l’homme commette les injustices à dessein. Il est simplement aveuglé par une image déformée de la morale ou d’une juste cause.

— De quelle morale ou juste cause peut-on se réclamer quand on évoque Rae na Scríne ? s’étonna Cass.

Molua haussa les épaules.

— Je ne suis qu’un simple fermier, mais quand je retourne un champ avec ma charrue pour le cultiver, je bouleverse tout ce qui y pousse. Je détruis l’habitat des campagnols, des blaireaux et de nombreuses espèces animales. Je bouleverse l’ordre naturel mais, pour moi, c’est une cause juste, puisque cela me permet de nourrir des personnes affamées.

— Mais vous parlez d’animaux, s’indigna Cass, en quoi la justice les concerne-t-elle ?

Molua parut peiné.

— Ne sont-ils pas eux aussi les créatures de Dieu ?

— D’un point de vue intellectuel, votre raisonnement se tient, intervint Fidelma. D’ailleurs, il y avait une raison au crime perpétré à Rae na Scríne, mais même si elle était compréhensible, l’acte qui a été commis est définitivement condamnable.

Molua s’inclina :

— J’accepte votre analyse.

— Et pour en revenir à ce qui nous préoccupe, deux garçons du nom de Cétach et Cosrach, eux aussi échappés des flammes de Rae na Scríne, devaient accompagner Aíbnat à cet orphelinat mais ils ont disparu. Ils ont environ douze et quinze ans, les cheveux noirs...

Aíbnat et Molua échangèrent un regard.

— Nous n’avons vu aucun enfant correspondant à cette description.

— Oui, je sais, mais peut-être pourrais-je poser quelques questions aux autres ? Sans doute des détails leur reviendront-ils qui pourraient m’être utiles.

Aíbnat parut soucieuse.

— Je ne voudrais pas perturber ces enfants. Se rappeler ces terribles événements peut les troubler gravement.

Fidelma tenta de la rassurer.

— Je ne ferais pas une telle démarche si je ne le jugeais nécessaire. Et je ne peux garantir qu’ils ne seront pas affectés mais je me permets d’insister.

Molua hocha lentement la tête.

— Elle en a le droit, expliqua-t-il à sa femme. Elle est dálaigh à la cour.

Aíbnat ne semblait pas convaincue.

— Alors permettez-moi de rester avec vous pendant que vous les interrogerez, ma sœur.

— Volontiers. Et maintenant, allons les chercher. Comme cela, ils ne seront pas intimidés.

— Très bien. Toi, pendant ce temps-là, dit Aíbnat en s’adressant à Molua, tu finis de préparer le repas pour nos invités.

Aíbnat les mena à la petite chapelle et, à son appel, deux fillettes et un garçonnet boudeur se détachèrent à regret du groupe d’enfants qui jouaient en poussant de grands cris joyeux. Ils avaient tellement changé depuis que Fidelma les avait trouvés, épuisés et terrifiés, dans les ruines fumantes de Rae na Scríne qu’elle les reconnut à peine. Maintenant, ils s’accrochaient aux jupes d’Aíbnat et elle les mena dans un coin isolé, près d’un ruisseau qui traversait la petite colonie pour aller se jeter dans le fleuve.

— Asseyez-vous, les enfants, dit Aíbnat en prenant place avec Fidelma sur une souche d’arbre qui se trouvait là.

Le garçon refusa, tout en donnant des coups de pied d’un air renfrogné à la souche. Fidelma remarqua qu’il avait une épée en bois accrochée à sa ceinture. Les deux petites filles, elles, s’assirent docilement en tailleur dans l’herbe.

— Vous reconnaissez cette dame ? demanda Aíbnat.

— Oui, c’est elle qui nous a emmenés loin des méchants hommes pour qu’ils nous trouvent pas, répliqua solennellement l’une des gamines.

— Où est sœur Eisten ? demanda l’autre. Quand c’est qu’elle viendra nous rendre visite ?

— Bientôt, dit Fidelma d’un air vague tandis qu’Aíbnat lui adressait un regard d’avertissement tout en secouant légèrement la tête.

Il n’était évidemment pas question de leur raconter ce qui était arrivé à la religieuse.

— Et maintenant, j’aimerais vous poser quelques questions. Je veux que vous réfléchissiez bien avant de répondre. D’accord ?

Les deux filles hochèrent la tête d’un air grave, mais le garçon ne répondit rien.

— Vous souvenez-vous des deux garçons qui étaient avec vous quand on vous a trouvés ?

— Je me souviens du bébé, dit une des petites.

Fidelma se rappela que son nom était Cera.

— Il s’est endormi et personne pouvait le réveiller, poursuivit-elle.

Fidelma se mordit la lèvre.

— Je m’en souviens aussi, mais ce sont les garçons qui m’intéressent.

— Ils voulaient pas jouer avec nous. Ils étaient pas gentils ! Je les aimais pas.

L’autre petite fille, Ciar, fit la moue et croisa les bras.

— C’est vrai qu’ils étaient pas gentils ? s’étonna Fidelma.

— Oh, les garçons, ils sont tous pareils ! répliqua Ciar avec fougue.

Elle adressa un regard supérieur à son petit compagnon qui s’arrêta de donner des coups de pied à la souche et s’assit brusquement.

— Comment t’appelles-tu, déjà ? lui demanda Fidelma avec un sourire.

— Je le dirai pas ! la nargua le gamin.

Aíbnat claqua la langue d’un air désapprobateur.

— Il s’appelle Tressach, répondit-elle à sa place.

— Ah ! Tressach veut dire « combattant redoutable ». Es-tu un combattant redoutable ?

L’enfant regarda en l’air.

— Peut-être que j’ai pas bien entendu ? C’est Tressach ou Tassach ? Tassach signifie «paresseux qui refuse de parler ». Tassach te ressemble davantage, non ?

L’enfant s’empourpra.

— Je m’appelle Tressach, gronda-t-il. Et je suis un combattant redoutable. Regardez, j’ai déjà mon épée de guerrier.

Il sortit le jouet de sa ceinture et le tendit à Fidelma pour qu’elle l’admire.

— Voilà une arme très impressionnante, en effet, répliqua Fidelma qui avait toutes les peines du monde à garder son sérieux. Et tu ne deviendras un guerrier admiré que si tu respectes le code de l’honneur. Le savais-tu ?

Le garçon la regarda d’un air hésitant et remit son épée dans sa ceinture.

— Quel code ? demanda-t-il, méfiant.

— Tu es un guerrier, oui ou non ?

L’enfant hocha la tête avec emphase.

— Alors un guerrier doit jurer de dire la vérité et d’aider les autres. Et maintenant, si je te prie de me parler de Cétach et de Cosrach, il faut que tu me racontes ce que tu sais. À mon avis, si on t’a appelé Tressach, c’est parce que tu es un guerrier et que tu es lié par ce serment.

L’enfant s’immobilisa, les yeux perdus dans le vague, puis il adressa un sourire à Fidelma.

— D’accord, je vais vous raconter.

Elle poussa un soupir de soulagement.

— Alors... tu connaissais bien Cétach et Cosrach ?

Tressach fit la grimace.

— Ils voulaient jamais jouer avec nous.

— Avec personne ? s’étonna Fidelma en fronçant les sourcils.

— Avec aucun des enfants du village, renchérit Ciar. Ah, les garçons !

Tressach se tourna vers elle avec colère mais Fidelma l’arrêta.

— Ils venaient du village ?

Tressach secoua la tête.

— Ils étaient arrivés quelques semaines avant avec sœur Eisten.

— Des orphelins ? suggéra aussitôt Fidelma.

Le garçon la regardait sans comprendre.

— Ils avaient un papa ou une maman ?

— Je crois qu’ils avaient un papa, dit Cera.

— Pourquoi penses-tu cela, ma chérie ?

— Elle veut parler de ce vieux, vieux monsieur qui venait les voir au village, dit Tressach.

— Un vieux monsieur ?

— Oui. C’est lui qui avait amené ces vilains garçons à la maison de sœur Eisten.

Très intéressée, Fidelma se pencha vers Cera.

— Quand était-ce, mon ange ?

— Oh, il y a des semaines !

— Et à quoi ressemblait-il ?

— Il avait une croix, comme celle que vous portez autour du cou.

Cera adressa un regard de triomphe à Tressach qui lui tira la langue.

— Qui était-il ? demanda Fidelma par acquit de conscience, persuadée qu’ils n’étaient pas en mesure de répondre à cette question.

— Un grand érudit de Ros Ailithir, lâcha Tressach d’un air suffisant.

Fidelma était stupéfaite.

— Comment le sais-tu ?

— Cosrach me l’a dit quand je lui ai demandé. Alors son frère est venu et m’a dit de me taire et de m’en aller. Si je parlais à quelqu’un de son aite, il me taperait dessus.

— Son aite ? Il a utilisé ce mot ?

Tressach renifla avec humeur.

— Je raconte pas des histoires.

Depuis des siècles, les jeunes enfants des cinq royaumes d’Éireann étaient envoyés dans des familles d’accueil pour parfaire leur éducation et les termes d’aite, papa, et de muimme, maman, désignaient aussi bien les parents biologiques que les parents de remplacement.

— Bien sûr que tu racontes pas d’histoires, le rassura Fidelma tandis que les pensées se bousculaient dans sa tête. Je te crois. Et comment décrirais-tu cet homme ?

— Il était gentil, intervint Ciar. Jamais il nous aurait frappés. Il souriait toujours à tout le monde.

— Il ressemblait à un vieux sorcier ! déclama Tressach qui ne voulait pas être en reste.

— C’est pas vrai ! C’était un gentil grand-père, s’indigna Cera, à l’évidence contrariée d’être tenue depuis trop longtemps à l’écart de la conversation. Il nous montrait les plantes et les fleurs et il nous expliquait à quoi ça servait.

— Et cet aimable grand-père venait souvent rendre visite à Cétach et à Cosrach ?

— Quelquefois. Non, il venait voir sœur Eisten, corrigea Ciar. Et c’est à moi qu’il a expliqué les plantes et comment on s’en servait, ajouta-t-elle. Il m’a parlé de... de...

— Il l’a dit à tout le monde, se moqua Tressach. Et ces garçons ils habitaient dans la maison de sœur Eisten, alors quand il allait la voir il les voyait en même temps !

— Je m’en fiche ! s’énerva la petite. Et des fois, il amenait une autre sœur avec lui. Mais elle était bizarre. Elle ressemblait pas vraiment à une sœur.

— Les filles sont idiotes, grommela Tressach. Elle était habillée comme une sœur.

Aíbnat croisa le regard de Fidelma. Elle estimait visiblement que l’interrogatoire avait assez duré.

Fidelma leva la main pour obtenir le silence.

— On a bientôt fini. Vous êtes sûrs que ce monsieur venait de Ros Ailithir ?

Tressach acquiesça vigoureusement.

— Et cette sœur qui l’accompagnait, pouvez-vous me la décrire ?

Le garçon haussa les épaules en regardant ailleurs.

Les enfants en avaient assez et ils s’échappèrent pour rejoindre la sœur qui jouait de la flûte.

Aíbnat semblait totalement déconcertée par la conversation mais ne fit pas de commentaires. Fidelma lui en fut reconnaissante et, plongée dans ses pensées, la suivit jusqu’à la cuisine où Molua avait mis le couvert sur la grande table. Cass étudia le visage troublé de Fidelma.

— Vous avez obtenu les informations que vous cherchiez ? demanda-t-il d’un ton joyeux.

Fidelma eut un rictus ironique.

— J’ignore quelles informations je cherchais, mais j’ai ajouté une nouvelle pierre à mon cairn de connaissances.

Le repas qui leur avait été préparé rivalisait aisément avec les meilleurs festins auxquels Fidelma avait été conviée dans les châteaux des rois. Elle se retint de trop manger car pour revenir à Ros Ailithir, mieux valait ne pas chevaucher avec un estomac trop plein. Quant à Cass, il s’abandonna sans remords aux plaisirs de la chère et fit honneur au cuirm.

Aíbnat les servit tranquillement tandis que son mari s’excusait pour vaquer à des occupations qu’il ne précisa pas.

Quand Molua amena leurs chevaux, ils découvrirent que le fermier les avait abreuvés, nourris et étrillés.

Fidelma remercia chaleureusement Aíbnat et Molua pour leur hospitalité et sauta sur son cheval, imitée par Cass. Elle bénit leurs hôtes et ils s’engagèrent sur le chemin de Ros Ailithir.

— Qu’avez-vous appris ? demanda Cass alors qu’ils traversaient le gué et commençaient l’ascension d’une des collines boisées qui entouraient la péninsule.

— J’ai découvert qu’à Rae na Scríne Cétach et Cosrach avaient été confiés à la garde de sœur Eisten il y a quelques semaines seulement. Ils sont...

Elle marqua une pause.

— Ils étaient les fils d’Illan.

— Mais le frère de Sceilig Mhichil a dit que les fils d’Illan avaient des cheveux cuivrés.

— Une chevelure se teint aisément. De plus, ils ont reçu à plusieurs reprises la visite d’un vieil homme de Ros Ailithir et Cosrach s’est vanté auprès de Tressach qu’il était un érudit. D’autre part, Cétach et Cosrach l’appelaient aite !

Cass était abasourdi.

— Mais alors, si cette personne était leur père, ils n’étaient pas les fils d’Illan. Illan a été tué il y a un an.

— Aite peut aussi se référer à un père d’adoption, fit remarquer Fidelma.

— Peut-être, dit Cass qui n’avait pas l’air convaincu. Mais qu’est-ce que cela signifie et comment cela s’imbrique-t-il dans le puzzle du meurtre de Dacán ?

— Si je le savais, ce ne serait pas un puzzle, le réprimanda Fidelma. L’homme était parfois accompagné d’une sœur. Voilà une piste qui nous mène directement à Grella et par ricochet à Intat dont nous savons qu’il est l’homme de Salbach ! Nous finirons bien par rompre ce cercle vicieux.

Elle tomba dans un silence méditatif.

Ils avaient peut-être parcouru un mile quand, en arrivant au sommet d’une élévation, Cass jeta un regard par-dessus son épaule et poussa une exclamation angoissée.

— Que se passe-t-il ? s’écria Fidelma en se retournant aussitôt sur sa selle.

Elle comprit tout de suite.

Une mince colonne de fumée noire s’élevait dans le ciel d’automne bleu pâle.

— Cela vient de chez Molua, dit-elle d’une voix étranglée tandis que les battements de son cœur s’accéléraient.

Cass se dressa sur ses étriers et, saisissant une branche, se hissa dans un arbre avec une rapidité qui surprit la religieuse.

— Que voyez-vous ? cria Fidelma.

— La ferme de Molua est en feu.

Cass redescendit de l’arbre et sauta sur le sol, à un endroit où s’entassaient les feuilles mortes pour amortir sa chute. Puis il s’épousseta et attrapa les rênes de sa monture.

— Je ne comprends pas, balbutia Fidelma tandis que le sang affluait à son visage.

Puis elle se mordit la lèvre.

— Nous devons y retourner !

Elle fit faire demi-tour à son alezan.

— Restons prudents ! s’exclama Cass. Rae na Scríne doit nous servir de leçon.

Fidelma s’élançait déjà vers la colonne de fumée et Cass partit au galop derrière elle. Bien qu’il sache que Fidelma, sœur de Colgú maintenant son roi, descendait des Eóganachta, Cass n’en revenait toujours pas qu’une religieuse monte aussi bien. On aurait juré qu’elle était née sur un cheval tant elle faisait corps avec l’alezan, le guidant avec une extrême dextérité tandis qu’il filait comme l’éclair dans un bruit de tonnerre. Bientôt, l’estuaire s’étendait devant eux.

— Halte ! hurla Cass en tirant sur la bride de son étalon. Derrière ces arbres, vite !

Pour une fois, Fidelma ne discuta pas ses ordres et il en remercia le ciel.

Ils s’abritèrent derrière un taillis de trembles aux feuilles d’un jaune d’or, entouré d’un épais bosquet.

— Que voyez-vous ? haleta Fidelma.

Il pointa la vallée du doigt.

Elle plissa les paupières et vit une bande de soudards en armes  – ils étaient une douzaine  – qui piétinaient les fragiles clôtures entourant la petite communauté de Molua et d’Aíbnat. Un homme trapu contemplait les bâtiments en feu du haut de son cheval, surveillant le travail de ses hommes. Comme ils avaient apparemment déjà terminé leur sinistre besogne, ils sautèrent à cheval et repartirent à travers la forêt. Le chef jeta un dernier regard aux maisons en flammes et rattrapa ses hommes au galop.

Fidelma poussa un hurlement de rage impuissante. Elle avait entendu Salbach, au moment où il s’éloignait de la chaumière, lancer : « J’ai ma petite idée sur l’endroit où ils se cachent... je te donnerai mes instructions pour Intat en chemin. » Elle avait entendu mais elle n’avait pas compris. Si elle avait été plus attentive, elle aurait pu empêcher ce drame. Dans un coin de sa tête, une voix lui dit qu’il s’agissait de la deuxième faute majeure qu’elle avait commise.

— Il faut y aller ! s’écria Fidelma, hors d’elle. Il y a peut-être des enfants à secourir.

— Attendez au moins que les assassins aient disparu ! ordonna Cass.

Le visage gris, la mâchoire crispée, il savait déjà quelle vision d’horreur les attendait en lieu et place de la petite colonie prospère qui les avait reçus à bras ouverts il y avait seulement quelques instants.

Oubliant toute prudence, Fidelma avait déjà lancé son cheval sur le chemin qui descendait la colline.

Cass poussa un cri de colère mais, comprenant qu’il ne parviendrait pas à la raisonner, il tira son épée et la suivit.

Quand elle traversa le gué, des gerbes d’eau giclèrent autour d’elle et elle arriva en trombe devant les bâtiments avant de s’arrêter net. Puis elle se jeta à bas de son cheval et, levant un bras pour se protéger de la chaleur des flammes, elle courut vers le portail.

Les premiers corps qu’elle vit barraient l’entrée. Une flèche avait transpercé le cœur d’Aíbnat et le tranchant d’une épée à moitié arraché la tête de Molua.

Non loin, elle tomba sur le premier cadavre d’enfant et poussa un cri étranglé. Cass la suivait, impassible et l’épée à la main, mais l’épouvante se reflétait dans son regard.

Une des deux sœurs qui aidaient Aíbnat à prendre soin des enfants s’était affaissée contre la porte de la chapelle. Fidelma réalisa avec horreur qu’une épée la clouait à la porte en bois. A ses pieds, une demi-douzaine de petits corps, poignardés ou la tête éclatée à coups de bâton. Les mains de certains d’entre eux s’accrochaient encore aux jupes de la sœur.

Prise de nausée, Fidelma se détourna et vomit.

— Je... je suis désolée, murmura-t-elle à Cass qui tentait de la réconforter, un bras passé autour de ses épaules.

Il demeura silencieux. Ce spectacle était au-delà des mots.

Plus d’une fois dans sa vie, la mort violente avait croisé le chemin de Fidelma, mais jamais encore elle n’avait contemplé une scène aussi abominable. Il y avait à peine quelques instants, ces enfants sauvagement assassinés jouaient, chantaient et riaient sous ses yeux.

Elle s’avança plus avant tandis que la haine s’accumulait dans son cœur.

La sœur qui jouait de la flûte était étendue sous un arbre. Sa main ouverte et sans vie avait laissé échapper l’instrument qu’un de ces fous furieux avait écrasé du talon. Près d’elle, d’autres enfants.

Maintenant, les flammes des bâtiments qui brûlaient s’élevaient jusqu’au ciel.

— Cass... dit Fidelma d’une voix rauque à travers ses larmes, il nous faut compter les corps. Je veux savoir si les enfants de Rae na Scríne sont parmi eux.

Cass hocha la tête.

— Le petit garçon gît un peu plus loin, dit-il à voix basse. Je vais chercher les filles.

Fidelma s’approcha de Tressach. Il avait le crâne fendu et semblait dormir, une main abandonnée sur la poitrine et l’autre cramponnée à son épée en bois.

— Pauvre petit guerrier, murmura Fidelma en s’agenouillant pour caresser ses cheveux blonds.

Quand Cass réapparut, il semblait sans âge.

Fidelma leva les yeux et comprit tout de suite.

— Où sont-elles ?

D’un geste du pouce, Cass lui indiqua le terrain derrière la chapelle. Les deux fillettes aux cheveux cuivrés, Cera et Ciar, s’étreignaient convulsivement, comme pour se protéger l’une l’autre du bourreau qui leur avait défoncé le crâne.

Fidelma, blanche comme un linge, regardait ce qui avait été la ferme idyllique qu’Aíbnat et Molua avaient transformée en orphelinat. Les larmes ruisselaient sur son visage.

— Vingt enfants, trois religieuses dont sœur Aíbnat, plus frère Molua, rapporta Cass. Tous morts. Quelle monstrueuse folie !

— Je trouverai ce qui se cache dans leurs esprits malades ! s’exclama Fidelma avec véhémence.

Cass semblait très inquiet.

— Et maintenant, retournons à Ros Ailithir. Il ne faut pas s’attarder au cas où cette horde de barbares reviendrait.

Fidelma savait qu’il avait raison, mais elle ne put résister à l’impulsion de transporter le corps de Tressach près de la chapelle, avec les deux fillettes de Rae na Scríne. Et là, elle s’abîma dans la prière.

A la grille, elle s’arrêta et baissa les yeux sur le cadavre de Molua.

— Y avait-il une juste cause à cette infamie ? murmura-t-elle. Pauvre Molua ! Nous ne parlerons plus jamais philosophie. N’étiez-vous que des animaux dont l’habitat a été détruit sous le soc de la charrue travaillant pour un bien plus grand et mystérieux ?

— Fidelma !

La voix de Cass était remplie de crainte pour la sécurité de sa protégée.

— Il faut partir !

Bientôt, ils s’éloignaient au trot de ce charnier à ciel ouvert.

— Je ne parviens pas à croire que de tels barbares existent sur cette terre, dit Cass en se retournant sur la colonie en flammes depuis le haut de la première colline.

— Pires que des bêtes ! lança Fidelma d’une voix cinglante. Le mal personnifié. Et ce mal qui est à l’œuvre ici, je ne connaîtrai pas le repos avant de l’avoir extirpé. Je le jure sur ces petits corps mutilés que je laisse derrière moi.

Devant la véhémence de ce discours, Cass ne put s’empêcher de frissonner.

Les cinq royaumes
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